Tous leurs soucis prirent alors fin, et ils vécurent ensemble dans une joie sans mélange *
À propos de l’exposition de Chantal Maquet
uns verbindet nichts
Commissaire d’exposition Danielle Igniti
* Il s’agit de la dernière phrase de Hänsel et Gretel, l’un des rares contes (1) où la sœur et le frère s’entraident tout au long de l’histoire – pour ne pas être dévorés par la sorcière.
Double – insaisissable et indissociable
« Le double est la figure par excellence du narcissisme originaire. Les identifications spéculaires par inclusion réciproque ont ceci de spécifique, que ce qui arrive à l’un arrive à l’autre, comme s’ils avaient, à ce moment-là, un même espace psychique, un même corps pour deux » (2).
Difficile d’évoquer la fratrie avec légèreté. Difficile de ne pas se laisser prendre – ou écraser – par la passion – et le poids – de l’amour ou de la haine, de l’admiration ou de la compétition ; ou encore, de la violence absolue que revêt toute forme d’indifférence. Quelle que soit sa nature, l’intensité du rapport fraternel est en effet indéniable. Car avoir un frère ou une sœur signifie inévitablement avoir vécu l’expérience du dédoublement inconscient, de l’intervention de l’idée du double, de la projection de soi en l’autre et, réciproquement, de l’autre en soi. Sujet tabou parmi tant d’autres, il a été éclipsé par Freud, puis par ses héritiers et – preuve du rôle constituant de la pensée théorique – par les discours collectifs également. Pourtant, selon plusieurs recherches actuelles, un tiers des relations adultes entre frères et sœurs seraient en état de conflit (rupture du dialogue et des relations, recours aux tribunaux, etc.).
Le frère ou la sœur est – ou devrait être – l’être le plus proche de soi. Mêmes parents, même maison, même arbre généalogique et même trame historique pendant les années de vie formatrices de la structure de la psyché. Toutes ces similitudes suscitent peut-être des différences qui, comme dans le mythe, le conte, la légende et l’utopie – supports privilégiés des discours qui prescrivent les normes, encodent les ordres des diverses réalités et rendent compte des énigmes sans toujours les résoudre (3) – peuvent jusqu’à devenir motifs de meurtres.
La fratrie a ainsi fait l’objet d’études psychanalytiques tardives, parce que le complexe fraternel apparaît très peu dans le corpus freudien. Freud le considérait en effet secondaire par rapport à la valeur nucléaire du complexe d’Œdipe. Sans se référer à la psychanalyse, Chantal Maquet développe depuis 2011 un travail artistique qui pourrait être associé et compris à travers celui du psychanalyste René Kaës. C’est bien ce dernier qui a renouvelé en profondeur le thème universel de la fratrie en expliquant que le complexe fraternel consiste en une structure, une dynamique et une économie spécifiques et essentielles qui concernent les rapports intersubjectifs dans leur totalité – y compris pour les enfants uniques. Ce que René Kaës soutient en effet est la complémentarité des deux principes – complexe d’Œdipe et complexe fraternel.
Selon Freud au contraire, le complexe fraternel se réduit au déplacement du complexe d’Œdipe : l’arrivée d’un nouvel enfant dans la famille perturbe la structure triangulaire entre le père, la mère et le « soi » du premier enfant, ce qui déclenche la jalousie de l’aîné (4). Or, René Kaës, en illustrant avec ampleur et précision l’existence et la nature du complexe fraternel, explique qu’il « ne se caractérise pas seulement par la haine, l’envie et la jalousie ; il comprend ces dimensions, mais encore d’autres, toutes aussi importantes et articulables aux précédentes : l’amour, l’ambivalence et les identifications à l’autre semblable et différent » (5).
Après de nombreux articles, qu’il a réunis par la suite en un livre (6), René Kaës distingue dans ses recherches deux niveaux d’analyse : celui du complexe fraternel et celui des liens fraternels. « Le complexe fraternel est une structure intrapsychique, les liens entre frères et sœurs sont des organisations intersubjectives » (7). Pour ce qui concerne le complexe fraternel, Kaës dénombre « six principales figures du double » (8) :
- le double narcissique spéculaire
- la figure du double dans l’homosexualité adelphique
- le double comme figure de l’inquiétante étrangeté
- le double obtenu par incorporation de l’autre en soi ou par détachement et clivage d’une partie de soi
- le double comme compagnon imaginaire
- et le double comme substitut de l’objet perdu.
Or, ce qui ici est tout aussi important c’est la spécificité du complexe fraternel : il a « une existence et une consistance indépendamment des liens fraternels. Il ne “correspond pas nécessairement à l’existence réelle de liens fraternels”. Les analyses des sujets qui ont été des enfants uniques le montrent. Cette distinction conduit [René Kaës] à soutenir la thèse suivante : le complexe fraternel est un des organisateurs psychiques inconscients du lien : de famille, de couple, de groupe » (9). Ceci constitue par ailleurs l’un des énoncés fondateurs d’une approche intersubjective du sujet (10) en psychanalyse.
Et l’on retrouve tous ces éléments dans le travail pictural de Chantal Maquet : de la complémentarité du complexe d’Œdipe et du complexe fraternel sous toutes ses figures, à leurs impacts – souvent violents – sur tout lien intersubjectif. Il y a aussi cette sensation – de la distance présumée de l’analyste – que nous donne à ressentir le regard de l’artiste. Comme si elle n’était plus concernée par la famille, comme si elle arrivait à regarder du dehors ces personnages aliénés qui regardent quelque chose – par exemple le photographe. Or, il est évident que la force qu’exige une telle prise de conscience de ce qu’est la famille ne peut être que profondément sensible.
Les peintures de Chantal Maquet – « solarisation » d’un regard froid ?
Il n’est pas ici question de nostalgie. Ni d’hommage ou de commémoration. Il est peut-être question par contre de souvenirs d’images d’enfance, et certainement aussi de prise de conscience de certaines dynamiques des rapports familiaux. On pourrait dire que l’approche de l’artiste est une vision bergsonienne de la mémoire comme accumulation du passé : « Toute conscience est donc mémoire, conservation et accumulation du passé dans le présent » (11). L’inquiétante étrangeté (12) – et surtout l’inquiétante familiarité – que nous éprouvons face à ces toiles, cette sensation de déjà-vu, ne sont pas dues uniquement au fait que nous reconnaissons l’esthétique des années cinquante…
« Maman tient dans ses bras un bébé qui n’est pas moi ; je porte une jupe plissée, un béret, j’ai deux ans et demi, et ma sœur vient de naître. […] Aussi loin que je me souvienne, j’étais fière d’être l’aînée : la première » (13).
En regardant les peintures l’on « entend des voix » : « Prends ton frère dans les bras qu’on fasse une jolie photo ! » et l’artiste d’ajouter : « On sent bien que le petit garçon ne sait pas encore que faire de ce frère qui est le sien ». Les aspects de dominance et de récessivité dans la fratrie, qui vont permettre de préserver un équilibre, ou, au contraire, de créer des tensions sont évidents ; les dynamiques d’oppositions fluctuantes entre les individus deviennent ici également visibles. Tout l’invisible est là : la signification du geste de donner sa main à l’âge adolescent ; les contacts obligatoires, à la fois voulus et non-voulus pendant les cours de gymnastique ; les tentatives de préserver son espace personnel ou, au contraire, l’envie d’étendre son corps sujet de ses premiers désirs. Le jeu subtil opéré par Chantal Maquet de ne pas toujours dévoiler le sexe de la personne peinte résonne également comme les questionnements et les perditions de l’adolescence.
Poïétiques de la mise en scène – métamorphoses en image
« Dès que je me sens regardé par l’objectif, tout change : je me constitue en train de “poser”, je me fabrique instantanément un autre corps, je me métamorphose à l’avance en image. Cette transformation est active : je sens que la Photographie crée mon corps ou le modifie, selon son bon plaisir » (14).
Chantal Maquet collectionne des photographies qu’elle trouve aux marchés aux puces. Elle choisit surtout des photographies de famille des années cinquante : « À l’époque de l’après-guerre, dit-elle, l’espoir était à son apogée, les choses ne pouvaient que s’améliorer. Contrairement à aujourd’hui où nous sommes en plein désespoir ».
Les sujets des photographies choisies ont, la plupart du temps, conscience d’être photographiés : ils posent pour le photographe. Ils adoptent l’attitude qui leur est demandée. C’est la première mise en scène. « Nous avons déjà remarqué l’intérêt de l’effet-miroir de cette pratique qui a l’avantage de dévoiler, au moins partiellement, aussi bien le photographe lui-même dans son regard que ce que les regardeurs y voient, le paradoxe étant que ce sont peut-être les regardeurs qui voient le plus de choses, y compris des choses qui ne sont pas visibles » (15). Chantal Maquet devient alors à la fois regardeur.e et elle reprend le rôle du photographe en opérant la deuxième mise en scène pour la réalisation de ses peintures. Elle soustrait les éléments qui lui semblent superflus (les rênes de l’âne – pour l’idée de contrôle – par exemple) ; et surtout, elle fait intervenir ses couleurs puissantes et intenses : « Non, explique-t-elle, ce n’est pas le rose pour le rose, c’est le rose pour son rapport au vert, l’orange pour sa froideur face au bleu. Ce qui m’intéresse ce sont les rapports harmonieux ou dissonants entre les couleurs, leurs combinaisons. Je ne veux pas que ce soit subtil : je veux que cela ressemble aux rapports humains ». Tout est dit : le contrôle de la situation bascule vers l’angoisse et la tension naît de la friction entre les sujets et entre les couleurs.
Expression plastique des liens génétiques
La majorité des relations humaines peuvent être interrompues de manière radicale et sans retour. Il s’agit des relations choisies. Or, les rapports génétiques – les liens non choisis – sont non seulement obligatoires mais indélébiles. Ces liens ne peuvent jamais être complétement rompus. Paradoxe : ils sont réactualisés par les événements les plus graves de la vie – comme la mort. Le conflit se retourne ainsi dialectiquement en ce qui opère le lien.
L’exposition commence par un fil rouge intriguant – la toile avec ces enfants qui sont à la fois liés et pas liés, et qui jouent à un jeu que l’on ne peut deviner, avec un fil rouge. Et elle se termine avec une installation faite de 822 fils et 312 perches en métal. Chaque fil représente une personne et chaque perche une connexion : un mariage. La taille des perches dépend du nombre d’enfants du couple en question. Le code couleurs symbolise les personnes et les anneaux les cas où il n’y a pas encore eu de liaison. Les niveaux des perches métalliques symbolisent les générations. Cela rappelle René Kaës qui explique comment les liens dans la fratrie sont régis par deux axes : un axe horizontal et un axe vertical, l’un représentant le rapport de chacun avec le couple parental, et l’autre, les liens spécifiques à la fratrie, régis par le complexe fraternel.
Ici, il s’agit de l’arbre généalogique du quart de la famille de l’artiste. Elle ne nous montre que la structure des relations. Les fils ne sont pas tissés : il n’est pas question d’interprétation. Les familles les plus riches faisaient à l’époque plus d’enfants. Ici, c’est le nombre qui fait le pouvoir. La quantité et non pas la qualité.
Encore une fois, liées et pas liées, simultanément libres et dépendantes, les personnes coexistent dans le temps et dans l’espace, parfois sans le savoir, parfois sans le vouloir et parfois en réparant, les blessures qui les unissent, pour toujours.
Sofia Eliza Bouratsis
Ce texte est dédié à Pol Bouratsis.
(1) Le compositeur Engelbert Humperdinck a écrit un opéra féérique Hänsel und Gretel à partir de ce conte.
(2) René Kaës, Le Complexe fraternel, Paris, Dunod, « Psychismes », 2008, p. 63.
(3) Le tout premier meurtre de l’humanité selon la Genèse est fratricide : c’est le mythe des enfants d’Adam et Ève, au sein duquel Caïn, l’ainé, tue son frère Abel par jalousie.
(4) Freud note également que l’arrivée du nouveau né permet à l’enfant aîné de construire un certain nombre de théories sexuelles infantiles afin de répondre à son désir d’investigation et à sa curiosité sexuelle, ce qui l’incite « à un travail mental » qu’entretient la pulsion de savoir chez l’enfant « détrôné ». Cette question est évoquée dans plusieurs textes de Sigmund Freud, notamment dans « La sexualité infantile » (in Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2004) et dans « Les Explications sexuelles données aux enfants » et « Les Théories sexuelles infantiles », in La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969.
(5) René Kaës, Le Complexe fraternel, op. cit., p. 1.
(6) Ibid.
(7) Ibid., p. 139.
(8) Ibid., pp. 62-68.
(9) David Benhaïm, « Y a-t-il une spécificité du complexe fraternel ? », in Revue Canadienne de Psychanalyse, Vol. 16, n° 2, Automne 2008, p. 246.
(10) L’intersubjectivité selon Kaës : la structure dynamique de l’espace psychique entre deux ou plusieurs sujets. Il précise qu’il ne s’agit pas uniquement des interactions, mais aussi de ce que les sujets partagent à travers leurs assujettissements réciproques – structurants ou aliénants : refoulements, dénis, fantasmes, signifiants partagés, désirs inconscients et interdits fondamentaux qui les organisent.
(11) Henri Bergson, L’Énergie spirituelle, Paris, PUF, « Quadrige », 1999, p. 5.
(12) Sigmund Freud, L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2000.
(13) Simone De Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 9.
(14) Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie. Paris, Cahiers du Cinéma-Gallimard-Seuil, 1980, p. 25.
(15) Emanuel Garrigues, L’Écriture photographique, Paris, L’Harmattan, « Champs Visuels », 2000, p. 6.